Les semi-conducteurs sont indispensables à notre quotidien, depuis l’avènement de l’informatique. On les trouve partout ; des télévisions aux machines à laver en passant par les smartphones et même nos voitures.
Cette importance dans notre société actuelle fait que les semi-conducteurs sont devenus un enjeu géopolitique et économique mondial. Une autre partie de poker qui se joue, comme d’habitude, entre les US et la Chine.
Penchons-nous aujourd’hui sur ce sujet passionnant.
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Les semi-conducteurs sont des matériaux qui se situent entre un conducteur et un isolant ; ils gèrent et contrôlent le flux de courant dans l’électronique. Ils sont, dans la plupart des cas, fabriqués en silicium, du fait de ses bonnes propriétés et de son abondance naturelle. Mais ils peuvent être également fabriqués en germanium, arséniure de gallium ou carbure de silicium.
L’utilisation des semi-conducteurs ne se limite pas aux usages des particuliers, ils sont également présents dans le domaine de la défense, de l’industrie lourde et même dans les avions.
Entrons directement dans le vif du sujet.
Commençons par la première entreprise de cette chaîne : ASML.
ASML
ASML (Advanced Semiconductor Material Lithography) est une entreprise néerlandaise concevant et produisant les machines qui permettent ensuite de produire des semi-conducteurs. En fait, elle a un monopole dans la production de machine très sophistiquée ; les machines utilisant la technologie EUV (Ultraviolet Extrême).
En utilisant cette technologie, ASML est capable de fabriquer les machines servant à fabriquer les puces les plus avancées du monde. Elle a pris 2 décennies pour développer et maîtriser cette technologie, et investi plus de 6 milliards d’euros.
La société vend des machines de lithographie aux ultraviolets extrêmes (EUV) qui utilisent cette technologie pour imprimer des motifs de circuits sur des tranches de silicium.
Leur machine la plus sophistiquée est capable de produire 160 semi-conducteurs par heure, avec une précision démentielle.
Elle vend ces machines à des clients comme Samsung, Taiwan Semiconductor Manufacturing (TSM), Micron ou encore Intel. Une machine vaut environ 150 millions d’euros.
Cette entreprise est un maillon absolument indispensable sur laquelle se repose l’intégralité de cette industrie.
Pour les curieux, l’action ASML 0.00%↑ est disponible sur Euronext, et son prix est actuellement de 571$.
Je vous entends derrière votre écran, vous demander “mais si ASML est aussi douée, pourquoi ne fabrique-t-elle pas simplement ses puces ?”.
Je me suis posé la même question, et j’ai trouvé une réponse dans le podcast et article de The Verge sur le sujet.
ASML n'a aucune idée de la manière de fabriquer des puces. C'est une entreprise extraordinaire, mais une seule société ne peut pas tout faire. Cette machine n'est qu'une des multiples machines ultra-complexes nécessaires à la fabrication des puces. En plus de faire briller la lumière à la longueur d'onde exacte à travers cette optique très compliquée, il faut aussi d'autres machines capables de déposer des couches minces de matériau d'une épaisseur de quelques atomes seulement ou de graver des canyons dans le silicium d'une largeur de quelques atomes seulement. Ces machines sont produites par différentes entreprises qui ont leurs propres capacités, dont ASML ne sait rien. Et ces entreprises ne connaissent pas grand-chose à la lithographie.
Chris Miller, auteur du livre “Chip War: The Fight for the World's Most Critical Technology”
En bref, ASML a une connaissance phénoménale sur la lithographie, beaucoup moins sur le reste des procédés de fabrication.
Elle laisse donc ça à d’autres acteurs de l’industrie.
Samsung
Samsung, le conglomérat coréen connu à travers le monde, a une présence majeure dans l’industrie des semi-conducteurs.
L’entreprise fabrique des puces, processeurs et d’autres composants électroniques. Elle possède des usines de fabrication de puces et produit ses propres conceptions de semi-conducteurs.
TSMC (Taiwan Semiconductor Manufacturing Company)
Une des raisons qui fait que la Chine et son gouvernement rêvent de mettre la main sur la petite île de Taïwan : l’entreprise TSMC.
Cette entreprise ne conçoit généralement pas ses puces, mais elle fabrique des puces selon la conception de ses clients.
Elle a joué un très bon coup en misant sur la technologie EUV (produite par ASML) très tôt, et le 7 octobre 2019, elle a commencé sa production de N7+. Ces lignes ont permis de commercialiser en masse des puces dernier cri à l’époque, qui équipaient des puces Apple, Huawei ou encore AMD avec son processeur Zen3.
Samsung a inauguré une ligne équivalente en février 2020, soit 4 mois plus tard.
Elle s’est spécialisée sur le segment des puces très sophistiquées. En novembre 2020, bien que l’entreprise détienne déjà 50% des machines EUV actives, elle commande 13 nouvelles machines EUV pour 1.9 milliards de dollars.
Au premier trimestre de l’année 2023, elle représente la plus grande fonderie du secteur, avec 59% des parts de marché.
Intel
Vous connaissez certainement l’entreprise américaine Intel, pour peu que vous vous intéressiez un petit peu à l’électronique. Ils sont notamment connus pour avoir développé les processeurs “Intel I”, présents dans bon nombre de nos ordinateurs.
Sur leur site, nous apprenons qu’en 1990, les USA représentaient 37% du marché des puces électroniques. Aujourd’hui, ce n’est plus que 12%.
En fin d’année 2022, le média The Verge (encore eux) interview Pat Gelsinger, l’actuel président d’Intel. Et nous pouvons y trouver un passage très intéressant, qui explique au moins en partie, le retard d’Intel sur le secteur.
Pat Gelsinger : Le secteur a évolué rapidement et nous devions tirer des enseignements de ces capacités et apporter ces expériences. Nous nous appuyons désormais sur ces relations à grande échelle pour tirer les meilleurs enseignements de leur expérience et les intégrer dans notre développement. Par exemple, je rencontre régulièrement le PDG et le directeur technique d'ASML, le fournisseur d'équipements de lithographie par ultraviolets extrêmes (EUV). Nous nous sommes engagés à fond dans l'EUV. C'est une erreur fondamentale qu'Intel a commise.
Journaliste : “C'est vrai. C'est ce que je disais. Je pense que le pari sur l'EUV n'était pas assez risqué.”
Pat Gelsinger : Nous avons parié contre elle. Nous avons pris beaucoup de risques dans Intel 10 lorsque nous avons dit : "Hé, nous n'avons pas besoin de l'EUV. Nous allons passer à la lithographie quadruple avancée". Nous faisions d'autres choses pour éviter d'avoir besoin de l'EUV, et ces choses n'ont pas fonctionné. C'était peut-être une bonne décision au moment où nous l'avons prise, mais lorsque ces choses ont dérapé, nous nous sommes retrouvés du mauvais côté de l'EUV. TSMC s'est emparé de l'EUV pour cette raison. D'ailleurs, c'est Intel qui a été à l'origine de sa création. Comment n'avons-nous pas pu monétiser et tirer parti de quelque chose que nous avions créé ? Au minimum, nous aurions dû avoir un programme parallèle sur l'EUV qui aurait dit : "Si nous nous trompons... Si nous nous trompons dans le quad patterning ou dans les autres techniques que nous utilisons dans cet auto-alignement..." Nous aurions dû avoir un programme pour cela, mais nous ne l'avions pas. Nous avons parié contre cela. Comment pourrions-nous être aussi stupides ?
(La traduction peut être inexacte).
Lorsque TSMC ou Samsung ont accéléré et directement misés gros sur l’EUV, Intel cherchait à s’en passer. C’est ce qui peut expliquer le retard actuel.
Dans l’interview de Chris Miller, l’auteur revient sur cet échec d’Intel sur l’EUV.
L'EUV est une technologie qui était censée être prête pour la production une décennie avant qu'elle n'apparaisse réellement. Le processus de développement a connu des retards répétés, des dépassements de coûts d'un milliard de dollars et, pendant longtemps, à la fin des années 2000 et au début des années 2010, il a semblé que cette technologie risquait d'échouer complètement. Jusqu'en 2015, il n'était pas du tout certain que cela fonctionne un jour, et si cela fonctionnait, que cela soit compétitif en termes de coûts. Dans ce contexte d'incertitude, on peut comprendre pourquoi certaines personnes chez Intel ont voulu parier contre l'EUV et plutôt parier sur ce qu'elles...
Il y a évidemment des dizaines d’autres acteurs, mais vous avez ici une vue des principaux.
Tout ceci nous renvoie vers, une fois n’est pas coutume, de la géopolitique.
Expliquons cette guerre froide dans l’ordre chronologique.
Commençons en 2018. L’administration Trump annonce une série de taxes douanières appliquées sur 16 milliards de dollars de produits chinois importés aux USA.
L’administration Biden a lancé une des plus grandes mesures contre les ambitions militaires de la Chine : des contrôles à l’exportation de semi-conducteurs sophistiqués.
La Chine rétorque immédiatement, en imposant des frais de douanes sur 16 milliards de dollars de produits américains.
Ces droits de douane frappant les matières premières sont un des facteurs expliquant une première pénurie de semi-conducteurs en 2018.
En 2020, la pandémie de COVID19 gagne le monde, les citoyens se méfient des transports en commun et veulent un véhicule personnel. Ce qui devait être un boom pour l’industrie automobile s’est transformé en fiasco, lorsqu’il s’est avéré que la diminution de production des semi-conducteurs avait figé l’industrie automobile. Les usines ont été contraintesc de réduire leurs productions, les délais de livraison ont augmenté de six à douze mois selon les modèles de voitures.
Les coupures d'électricité en Chine et les interruptions de travail et d'activité dues au COVID-19, ont entraîné des hausses de prix importantes. L'aluminium a atteint 3 000 dollars la tonne en raison d'un "blocage de l'offre" ; les prix du cuivre ont augmenté de 30 % en 2021, avec une pénurie imminente dans un contexte de forte demande.
Puis en 2023, l’administration Biden met en place de nouvelles restrictions vis-à-vis de la Chine, particulièrement vis-à-vis de l’entreprise ASML.
Cette information nous est rapportée par Bloomberg :
L'administration du président Joe Biden a conclu un accord avec les Pays-Bas et le Japon pour restreindre les exportations de certaines machines de pointe pour la fabrication de puces vers la Chine, lors de discussions qui se sont achevées vendredi à Washington, selon des personnes familières avec le dossier.
Les Pays-Bas empêcheront ASML de vendre à la Chine au moins quelques machines de lithographie par immersion, le type d'équipement le plus avancé de la ligne de lithographie par ultraviolets profonds de l'entreprise. Ces équipements sont indispensables à la fabrication de puces de pointe. Le Japon fixera des limites similaires pour Nikon.
Évidemment, cet affront ne restera pas sans réponse. Le lundi 3 juillet, la Chine annonce qu’elle impose des restrictions sur les exportations de gallium et de germanium dès le premier août.
Ces matériaux sont utilisés pour fabriquer des semi-conducteurs sophistiqués, des batteries, des radars et des satellites. La Chine est la plus grande productrice de ces deux matières premières, nous rapporte Reuters.
Pour que vous puissiez imaginer à quel point la restriction d’export d’ASML vers la Chine est importante, Chris Miller (l’auteur du livre au sujet des semi-conducteurs) explique ceci :
À l'heure actuelle, les États-Unis tentent d'empêcher la Chine de fabriquer des semi-conducteurs de pointe, au motif que ces derniers sont essentiels à l'entraînement des systèmes d'intelligence artificielle. Si vous ne pouvez pas avoir accès aux puces les plus avancées, vous ne pouvez pas faire de progrès significatifs en matière d'intelligence artificielle.
Pour fabriquer un semi-conducteur avancé, il faut acheter des machines-outils à une poignée d'entreprises dans le monde qui ont les capacités de précision nécessaires pour fabriquer ces outils. L'une des plus importantes de ces entreprises est ASML, basée aux Pays-Bas. Elle dispose de capacités uniques - que personne d'autre au monde ne peut reproduire - pour produire un type de machine appelé outil de lithographie EUV, sans lequel la fabrication d'une puce avancée est tout simplement impossible.
Une autre question tout à fait intéressante : La Chine a-t-elle la capacité de rattraper son retard par elle-même ou a-t-elle réellement besoin du transfert de technologie, de l'équipement qui lui serait autrement vendu ?
Telle est la grande question. La stratégie américaine sera couronnée de succès si la Chine n'est pas en mesure de rattraper son retard par ses propres moyens. Les États-Unis parient sur le fait que la Chine ne peut pas rattraper son retard, ou du moins qu'elle ne le rattrapera pas de sitôt. Mais il y a une certaine incertitude à ce sujet. Il est difficile de prédire si la Chine trouvera les moyens de produire certaines des technologies nécessaires au niveau national ou si elle trouvera les moyens de diviser la coalition occidentale et d'acquérir certains éléments de technologie auprès de pays qui ne sont pas disposés à suivre l'exemple des États-Unis en matière de contrôle des exportations.
À mon avis, les contrôles que les États-Unis et le Japon vont clairement imposer seront vraiment problématiques pour la Chine au cours des deux prochaines années, et potentiellement au cours des dix prochaines années environ, en ce qui concerne la fabrication de semi-conducteurs avancés. Plus il y a de pays qui adhèrent à ces contrôles - et c'est pourquoi les Néerlandais sont si importants - plus ces contrôles ont de chances de fonctionner.
Mais la Chine ne baisse pas les bras. Elle a lancé il y a une dizaine de jours un fonds public de 40 milliards de dollars pour stimuler son industrie de semi-conducteurs.
C’est une véritable guerre annexe dans laquelle se battent les USA et la Chine. Cette industrie est terriblement importante dans nos économies, et elle risque de le devenir de plus en plus avec l’explosion de l’IA dans les prochaines années.
Les USA se sont déjà assurés (normalement) qu’ASML, la seule entreprise à maîtriser la technologie EUV, ne travaillera pas avec la Chine. Elle se retrouve donc dans une position délicate, et doit elle-même atteindre ce niveau d’expertise. Rappelons tout de même que la technologie a pris 20 ans et 6 milliards d’euros d’investissement d’ASML avant d’enfin aboutir.
Nous avons discuté essentiellement de la Chine et des USA tout au long de cet article, mais il reste le vieux continent.
Elle est complètement oubliée dans cette course.
Mais, nos dirigeants en sont bien conscients. Le mardi 18 avril, le “Chips Act” a été conclu ; il s’agit d’un texte visant à réduire la dépendance de l’Union Européenne envers l’Asie sur le secteur des semi-conducteurs.
L’objectif est d’atteindre une part de marché mondiale de 20% en 2030, donc de doubler la part actuelle, en mobilisant 43 milliards d’euros d’investissements publics et privés en faveur de l’industrie.
“En maîtrisant les semi-conducteurs les plus avancés, l’UE deviendra une puissance industrielle sur les marchés futurs”.
Les différentes pénuries que nous avons vues précédemment ont sans doute envoyé un électrochoc à nos dirigeants (du moins, je l’espère).
Et cela semble sur les rails ! TSMC a annoncé l’ouverture de sa première usine en Allemagne. Et ce n’est d’ailleurs pas les seuls, 68 projets dans 19 pays européens sont prévus. Pour la France, nous pouvons citer l’usine STMicroélectronics, près de Grenoble, pour 7.5 milliards d’euros.
Bien que tardive, il est rassurant de voir des plans d’investissements massifs vers ce secteur, qui est primordial depuis déjà quelques années, et qui devrait l’être davantage dans les prochaines années.
Un article conséquent. J’espère qu’il vous aura plu, j’ai vraiment pris un plaisir monstre a l’écrire, car il mélange beaucoup de notions.
Si vous voulez faire davantage de recherche sur le sujet, je vous invite vivement à lire les deux interviews que j’ai beaucoup utilisées pour réaliser cet article :
Si vous l’avez apprécié, partagez-le à vos proches intéressés par ce sujet !
Si vous avez des connaissances particulières dans ce secteur, n’hésitez pas à venir en discuter sur le Discord, je serais ravi de compléter l’article avec vos remarques.
Quant à moi je vous dis à lundi !