Retour sur l'affaire GameStop
Une histoire d'argent et de vengeance pour bien commencer la semaine.
Qui dit nouvelle semaine dit nouvel article sur The Macronomist.
Et aujourd’hui, nous allons revenir sur ce qu’il est désormais convenu d’appeler “L’affaire GameStop”.
Peut-être en avez-vous déjà entendu parler. Peut-être même que vous l’avez vécue.
Mais quelle que soit votre relation avec cette affaire, il me paraissait important de l’aborder dans The Macronomist afin de la recontextualiser et d’en tirer les leçons.
L’objectif de cet article est d’ouvrir le débat afin de pouvoir discuter avec vous dans l’espace commentaire ou dans le Discord.
Comme toujours, voici le sommaire de l’article :
👉 Une affaire de vengeance
👉 L’origine : la crise des subprimes
👉 L’histoire de r/WallStreetBets
👉 La psychologie des foules
👉 Keith Gill entre en scène
👉 La contre-attaque des hedge funds
Avant de commencer, n’hésitez pas à vous abonner à The Macronomist si on vous a fait suivre cet e-mail !
Si l’on se contente de la regarder de loin, l’affaire GameStop ressemble à un épisode de folie spéculative que l’effet d’appartenance à un groupe (nous y reviendrons) a permis de décupler.
Mais c’est oublier qu’avant tout, c’est une histoire de vengeance.
Et pour bien le comprendre, il faut revenir quelques années en arrière.
Nous sommes donc aux Etats-Unis, en 2007-2008. Le marché immobilier s'écroule et la crise des subprimes commence à faire des ravages.
Pour tous ceux qui voudraient s'informer de manière un peu ludique sur le sujet, je ne peux que vous recommander le visionnage de l'excellent film "The Big Short".
Pour celles et ceux qui n’ont pas encore vu cet excellent film, petit rappel tout de même (schématique) sur l’origine de cette fameuse crise.
Pendant la première partie des années 2000, les banques américaines se sont laissées entraîner dans la spirale infernale des crédits immobiliers.
Les taux des crédits immobiliers étaient relativement faibles à cette époque. Les marges des banques étaient donc faibles elles aussi. Il fallait trouver un moyen de dynamiser leurs résultats. Mais comment faire ? Vous n'achetez pas une maison tous les trois mois...
La solution est apparue simplement : il suffisait de prêter à des gens à qui on ne prêtait pas jusqu'alors. Que ce soit parce que leur situation professionnelle n'était pas stable, ou si elle l'était, parce qu'ils n'avaient pas les moyens d'emprunter. Ou, pire encore, parce qu'ils n'avaient tout simplement pas de situation professionnelle...
C'est ce qu'on a appelé les prêts NINJA (no income, no job, no asset) que l'on pourrait traduire par les prêts à ceux qui n'ont : pas de revenus, pas de travail, et pas de patrimoine. Une idée de génie, vous en conviendrez.
Les taux étant faibles, la plupart des emprunteurs parvenaient tout de même à rembourser leurs crédits. Comme les taux étaient stables depuis plusieurs années, personne ne s’inquiétait du fait que tous ces crédits étaient à taux variable.
Autre problème potentiel : ces crédits étaient des prêts hypothécaires. Pour le dire autrement, la banque se garantissait sur le bien immobilier lui-même. Cela ne pose pas de problème particulier lorsque le marché est sain. Mais en 2007, 2008, tout le marché immobilier est gangrené par des crédits immobiliers à taux variable consentis à des emprunteurs fragiles.
Le fait que ces prêts aient été notés comme sûrs par les agences de notations (Moody's, etc.) a permis aux banques de diffuser massivement ces crédits. Pire encore, des produits dérivés ont même été construits sur la base de ces prêts hypothécaires. Nous y reviendrons probablement dans un article dédié, l’important est de comprendre que la finance traditionnelle avait bâti un système basé sur l’avarice, sans penser aux risques qu’elle prenait ni qu’elle faisait prendre aux emprunteurs.
Lorsque les banques américaines ont été contraintes d'augmenter les taux des crédits immobiliers, la machine s'est tout simplement arrêtée.
S'en est suivie une spirale de destruction patrimoniale massive. Les banques saisissaient les maisons des emprunteurs en défaut pour se rembourser en les revendant à petit prix. Elles alimentaient ainsi elles-mêmes la baisse du marché immobilier.
Ces années-là, de nombreux Américains ont tout perdu. Des familles ont été mises à la rue. Victimes de la cupidité de Wall Street.
Pendant cette crise, de nombreuses rancunes ont germé. Personne ne le savait, mais l’affaire GameStop allait s’avérer être le catalyseur de toute cette colère. Les particuliers allaient enfin avoir l’opportunité de prendre leur revanche.
Le décor étant planté, nous pouvons à présent avancer de quelques années et retrouver l’affaire qui nous intéresse.
Nous voici en 2019, toujours aux Etats-Unis et une analyse financière atypique vient d’être postée sur le subreddit “WallStreeBets”, alias WSB.
Comment se couvrir, comprendre les lettres grecques, traiter les données liées à la volatilité avec les options ; nous avons traité toutes ces questions dans la série d’article sur les options, disponible pour les abonnés premium.
Si vous n’êtes pas familière ou familier avec Reddit, il s’agit (assez vulgairement) d’une application/forum qui regroupe des communautés autour de n’importe quel thème imaginable. Des adorateurs de la collecte de papillons peuvent partager leurs photos sur (exemple) le subreddit “r/collectepapillons” pendant que des personnes en visite en France sollicitent les conseils des locaux sur le canal “r/askfrance”.
Là où ça devient intéressant, c’est qu’il existe un subreddit au sein duquel se retrouvent des dégénérés (degens, c’est le nom qu’ils se sont eux-mêmes donné) qui adorent prendre des paris risqués en bourse.
Le plus souvent, il s’agit souvent pour ces fameux dégénérés d’encaisser des pertes abyssales. Plus rarement de sortir une grosse somme d’argent sur un pari gagnant. r/wallstreetbets, ce n’est plus tellement de l’analyse financière, c’est surtout une sorte de casino en ligne géant.
Les utilisateurs de ce subreddit sont en perpétuelle recherche d’adrénaline. Et, cela aura son importance pour la suite, ils n’ont pas peur de prendre position sur des actions qui paraissent perdues, sans avenir ou qui sont massivement vendues par les fonds d’investissement qui opèrent à WallStreet.
Avant de pouvoir finalement aborder ce qu’il s’est passé en 2019 sur ce fameux subreddit, j’aimerais vous parler de la psychologie des foules.
Pour ceux qui s’intéressent un peu au sujet, l’ouvrage de référence en la matière a été écrit par Gustave le Bon en 1895.
Même sans avoir lu le livre, vous savez que la plupart des gens ADORENT faire partie d’un groupe. C’est peut-être une question d’éducation, mais je n’ai jamais vraiment compris ce besoin moutonnier.
Au collège, il faut faire partie des populaires. Plus tard, il faut porter les vêtements “à la mode”. Ensuite, il faut absolument boire et/ou fumer en soirée pour faire comme les copains. Je n’y comprends absolument rien et c’est la raison pour laquelle j’ai voulu creuser le sujet.
Pour Gustave le Bon, les personnes qui font partie d’un groupe trouvent dans ce sentiment d’appartenance une forme de puissance. Elles ne sont plus seules, et si elles font partie d’un groupe qui réunit beaucoup de monde, elles ont alors le sentiment d’avoir raison. Si le groupe est important, il est très peu probable que tout le monde se trompe, non ? De plus, les individus en groupe se permettent plus de choses que s’ils étaient seuls, car leur responsabilité individuelle se dilue dans la dynamique de la foule.
C’est sans doute ce qui explique qu’on voit rarement, hors manifestation, un passant seul, masqué, qui décide subitement de jeter des pavés sur les façades des commerces alentour.
L'individu en foule acquiert, par le fait seul du nombre, un sentiment de puissance invincible qui lui permet de céder à des instincts que, seul, il eût forcément refrénés. Il sera d'autant moins porté à les refréner que, la foule étant anonyme, et par conséquent irresponsable, le sentiment de la responsabilité, qui retient toujours les individus, disparaît entièrement.
Gustave le Bon - Psychologie des Foules - 1985
Là où ça devient intéressant, c’est qu’Internet et les réseaux sociaux amplifient ce sentiment d’appartenance. Il n’a jamais été aussi simple de rejoindre un groupe et d’échanger avec ses membres. Et Reddit est un excellent exemple. En deux clics vous pouvez rejoindre des communautés qui partagent les mêmes intérêts que vous.
Et lorsqu’un sujet devient viral au sein d’une communauté que vous suivez, vous ne voyez plus que ça. L’ensemble des membres de ce groupe sont donc fortement incités à prendre position sur ce sujet.
Vous voyez venir le truc ? Repassons donc à cette année 2019.
Le voici, le protagoniste de cette affaire. Keith Gill est un homme ordinaire, qui vit dans un petit pavillon en banlieue américaine et qui est un analyste financier comme il en existe beaucoup d’autres. Sauf que le soir, contrairement à ses collègues qui se retrouvent au bar, Keith anime une petite chaîne Youtube et faire part de ses théories sur Reddit. Il le fait sous le pseudo “DeepFuckingValue” et se met en chasse d’entreprises qu’il estime être injustement évalué par le marché.
C’est ainsi qu’en septembre 2019, Keith aka. DeepFuckingValue va poster une analyse sur l’entreprise GameStop. Si vous ne connaissez pas cette société, il s’agit du Micromania américain. Une chaîne de magasins qui vend des jeux vidéo et d’autres accessoires liés au gaming.
Selon lui, les intervenants (dont le consensus est extrêmement baissier sur ce titre) font erreur. S’il est exact que l’entreprise connaît une période difficile depuis de nombreuses années, les nouvelles consoles vont bientôt arriver et Keith croit dur comme fer que cela va relancer l’intérêt pour les magasins de jeux vidéo.
En parlant de ça, si le secteur du jeu vidéo vous intéresse, je vous invite à aller consulter notre précédent article consacré à l’évolution du secteur. Vous y retrouverez de nombreuses informations intéressantes.
Revenons à Keith qui fait plus qu’analyser le cours de GameStop, il poste également un screenshot de sa prise de position sur l’entreprise. Et il décide d’y allouer une importante part de ses économies : 53 000$.
Keith est issu d’une famille relativement modeste, et sa femme et lui ne roulent pas sur l’or. C’est donc un pari extrêmement important qu’il prend ici, en espérant changer l’avenir de sa famille et de ses enfants.
Contrairement à beaucoup de membres de r/WallStreetBets (WSB), Keith analyse les fondamentaux d’une société avant d’y investir. Et il a remarqué que les “hedge funds” ont shorté plus de 100% des actions de GameStop. Si l’action se reprend, ils se retrouveront pris dans une spirale infernale. Obligés de clôturer leurs positions avec des pertes énormes. Ceux qui ont vendu à découvert devront racheter les actions qu’ils se sont engagés à racheter, à n’importe quel prix. C’est ce que l’on appelle un “short squeeze”.
C’est ce qui s’était passé en 2008 sur l’action VolksWagen dont le cours est passé de 210$ à plus de 1 000$ en quelques jours.
Était-ce du génie ? Keith Gill pensait que cette situation pouvait se reproduire sur GameStop du fait de l’accumulation massive de positions vendeuses. Et il allait donc lancer (de manière argumentée cf. la vidéo ci-dessous) le pari de sa vie.
Et Keith attend. Persuadé d’avoir raison.
Voici une bonne leçon à retenir pour nous autres. Les gros coups se jouent long terme. N’écoutez donc jamais tous ceux qui veulent vous faire FOMO sur les réseaux. Même si vous avez raison, le marché peut vous faire patienter des mois, ou des années.
Et c’est ce qui s’est passé pour Keith.
Étrangement, le COVID va jouer un rôle positif dans notre histoire.
Nous sommes en mars 2020 (six mois donc que Keith tient sa position sur GameStop sans qu’il ne se passe rien) et l’ensemble de l’humanité se retrouve cloîtrée chez elle.
Du jour au lendemain, les gens n’ont plus rien d’autre à faire que de passer du temps devant leurs écrans. Et un certain nombre d’entre eux va décider de s’initier au trading. Pour une minorité, ils vont alors tomber sur le subreddit r/wallstreetbets et sur l’analyse de Keith.
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Graphique sur les sujets d’actualités, tirés des rapports institutionnels.
Rapidement, l’engouement prend. Comme nous le disions en introduction, beaucoup de particuliers estiment qu’ils ont une revanche à prendre sur les requins de WallStreet. Et ils voient dans la position prise par Keith l’opportunité de le faire.
Pourquoi ?
Parce que ces mêmes requins de WallStreet ont massivement vendu à découvert les actions de GameStop.
Concrètement, les fonds d’investissement ont vendu des actions qu’ils ne possédaient pas afin de les racheter plus tard, à un cours plus bas. Car ils estiment que l’entreprise va se planter.
Sur Reddit, on se dit que si les particuliers se mettent à massivement acheter des actions GameStop, le cours de l’entreprise montera et les fonds d’investissement devront alors leur racheter à n’importe quel prix.
La guerre serait alors déclarée entre les “retails” (le grand public) et WallStreet.
Les particuliers tenaient leur vengeance. La magie de la culture Internet allait faire le reste.
Rapidement, les “Redditors” vont s’emparer de l’action GameStop (ticker : GME 0.00%↑ ) et la transformer en phénomène de société. Des panneaux publicitaires pour inciter à l’achat seront loués, des memes seront créés par centaines.
Tout est fait pour pousser la planète entière à combattre les fonds d’investissement et à prendre une revanche sur ceux qui, une décennie plus tôt, ont précipité l’Amérique vers le chaos.
Si vous n’aviez pas une position long sur GameStop ouverte à l’époque, il est difficile de vous retranscrire l’ambiance qui régnait sur Internet à ce moment.
Tout le monde était persuadé qu’il allait devenir riche, d’avoir eu raison et d’en profiter pour couler les géants de la finance. L’important, c’était qu’il suffisait d’acheter quelques actions et de ne pas les vendre. Tôt ou tard, les fonds d’investissement allaient payer leur pari vendeur sur GME. Et ils allaient le payer cher.
Si vous avez déjà vécu un bullrun sur les cryptos, le niveau d’euphorie était relativement similaire.
Et pour ceux qui voudraient prendre un petit shoot abrutissant de l’ambiance de l’époque, la voici toute résumée en une vidéo :
Vous l’aurez compris, l’euphorie est palpable. Car le cours de GameStop donne raison aux apprentis traders de Reddit.
En janvier 2021, l’ascension du cours de GME en bourse est tout simplement verticale.
Entre juillet 2020 et janvier 2021 (donc en seulement 6 mois), l’action s’est appréciée de plus de 7 500%.
C’est la folie furieuse sur les forums, tout le monde HODL (conserve) ses actions GameStop en se refusant de vendre. Il faut faire payer WallStreet.
Et la punition ne va pas tarder à arriver. L’un des fonds d’investissement ayant parié contre GameStop va tout simplement devoir mettre la clé sous la porte après avoir enregistré une perte de plus de 39% sur l'année 2021. Dont 7 milliards de dollars d’envolés sur ce seul mois de janvier 2021.
Évidemment, les autres fonds d’investissement ne se laissent pas faire.
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Le constat est sans-appel. Les “singes” de r/Wallstreetbets ne lâchent pas le morceau. Il faut donc les diviser. Les orienter vers d’autres actions afin de relâcher la pression sur GameStop et de limiter la casse. Pour ce faire, il va donc falloir leur jeter des bananes.
C’est ainsi que des milliers de bots viendront poster des messages sur Reddit pour inciter à l’achat d’autres actions (AMC, BlackBerry) et surtout à l’achat d’argent (le métal).
Les applications dont se servent ces traders en herbe (RobinHood) en tête vont également être la cible de “review bombing” (avalanche de notes négatives) pour décourager l’entrée de nouveaux investisseurs.
Enfin, ces mêmes plateformes seront contraintes de supprimer la possibilité d’acheter des actions GameStop. Officiellement, cette décision est prise afin de protéger les investisseurs de la volatilité extrême des cours. Officieusement, elle est motivée par les coûts abyssaux qu’engendre, pour les brokers, l’exécution d’ordres sur une valeur si fluctuante.
Nul doute que les pressions en coulisses devaient être absolument extraordinaires pour les plateformes de trading.
C’est le début de la fin pour l’enthousiasme qui retombe en même temps que les prises de profits se multiplient pour celles et ceux qui ont tenu jusque-là.
L’affaire prend des proportions tellement énormes que Keith Gill doit témoigner devant le congrès. Il est accusé d’avoir utilisé sa notoriété pour manipuler le cours de GameStop et en tirer avantage. Il commencera son témoignage en disant :
“Je ne suis pas un chat, je ne suis pas un investisseur institutionnel, ni un hedge funds, je suis simplement un particulier qui apprécie l’entreprise GameStop”.
Aucune charge ne sera finalement retenue contre lui, et Keith Gill disparaîtra des réseaux en ayant transformé un investissement de 53 000$ en 50 millions de dollars (valeur de la position lors du pic de janvier 2021).
Cette “affaire GameStop” aura fait tellement de bruit qu’elle a été adaptée en film. C’est ainsi que sortira Dumb Money (malheureusement particulièrement médiocre). Encore une fois, The Big Short est un bien meilleur choix pour comprendre un peu comment tout cela fonctionne.
J’espère que cet article vous aura plu ! N’hésitez pas à commenter si vous étiez dans le train de GameStop ou si vous avez assisté de près ou de loin à cet évènement.
Et on se dit à mercredi pour le grand dossier de la semaine !